Dans trois jours, le 21 février 2024, les restes de Missak Manouchian seront transférés au Panthéon. Quatre-vingt ans après avoir été fusillé par les nazis, il participera – bien malgré lui – à une manifestation de ce qu’on doit se résoudre à qualifier d’ironie de l’histoire. Mais il n’aura pas la possibilité de se soustraire à cette ultime humiliation, car malgré l’expression consacrée, nul mort ne peut exprimer son refus en se retournant dans sa tombe. Ils sont bien loin les mots d’Aragon :
Vous n’avez réclamé la gloire ni les
Aragon,
larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
l’Affiche Rouge
Missak Manouchian n’est pas né légende de la résistance, pas plus qu’il n’est né poète ou militant communiste. Il est simplement né enfant Arménien dans un empire Ottoman qui avait décidé d’exterminer tous ses semblables. Il a grandi dans un orphelinat après l’assassinat de son père par les gendarmes turcs et après que sa mère soit morte de faim dans le camp de concentration où le gouvernement Jeune-Turc les avait jetés. Il quitte l’orphelinat pour la France en 1925 avec son frère, qui meurt de la tuberculose peu après son arrivée.
Missak Manouchian entrera donc au Panthéon en 2024, exactement cent ans après Jean Jaurès. Autre ironie de l’histoire… comment ne pas comparer ces deux cérémonies tant elles se ressemblent ? La cérémonie consacrée à Jean Jaurès,organisée par un gouvernement de coalition, avait été qualifiée par le dirigeant communiste Paul Vaillant-Couturier de deuxième assassinat, tant il était odieux que ceux qui n’avaient jamais voulu défendre Jaurès de son vivant, et ouvert ainsi la voie à son assassinat, se parent de sa vertu pour en tirer un profit politique :
« C’est le deuxième assassinat de Jaurès
[…] faisant de sa dépouille une enseigne
lumineuseet tricolore pour le
Paul Vaillant-Couturier, L’Humanité, 23.11.1924
gouvernement […] livrant le cadavre de
Jaurès en triomphe à la bourgeoisie qui le
fit assassiner. »
Comme Jaurès, Manouchian devra participer à une cérémonie où le recueillement sincère sera mêlé au calcul politique cynique : alors que les deux états-frères de Turquie et d’Azerbaïdjan ont entrepris de parachever le génocide débuté en 1915 ; alors qu’ils viennent (en septembre 2023) d’écraser puis de déporter ce qui restait des Arméniens dans la République d’Artsakh (Haut-Karabakh), le gouvernement Français a exprimé sa « grave préoccupation », et comme toujours dans ce cas, au nom de la raison d’État, il n’a rien fait. Dans ce contexte, rendre honneur à un résistant lui-même rescapé du génocide des Arméniens relève de l’hypocrisie.
Bien sûr, la France n’est pas la seule à se soumettre à la raison d’État. Mais il n’en reste pas moins qu’il est incohérent d’honorer de la main droite des valeurs que la main gauche s’empresse d’oublier. Une entrée au Panthéon ne peut pas faire oublier les accords gaziers avec l’Azerbaïdjan pour assurer un approvisionnement énergétique (avec du gaz… importé de Russie !). Et si la raison d’État impose qu’on ait abandonné à son sort la population de l’Artsakh, qu’on se taise sur les centaines de morts dans les villages isolés qui se sont défendus jusqu’à la fin et sur les dizaines d’otages pris vivants en Artsakh et emmenés prisonniers à Bakou, alors la décence voudrait que l’on renonce à tirer profit du souvenir héroïque d’un Arménien. Dans les circonstances présentes, je ne parviens plus à voir dans le transfert de Manouchian au Panthéon la noble expression d’un « devoir de mémoire » : je n’y vois qu’un peu de poudre, jetée dans les yeux des descendants de ces immigrés arméniens arrivés en France dans les années 1920, comme mon grand-père.
Honorer sincèrement la mémoire de Missak Manouchian, cela aurait consisté à livrer des armes à l’armée arménienne ou à reconnaitre l’indépendance de l’Artsakh. Après tout, c’est bien en Artsakh qu’était né un autre des résistants arméniens du « groupe Manouchian », son camarade Arpen Tavitian.
Quant à tous ceux qui dans les prochains jours feront commerce du souvenir de Missak Manouchian, qu’ils méditent ses derniers mots, écrits juste avant son exécution :
« Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait
Missak Manouchian, dernier courrier
du mal ou qui ont voulu me faire du mal
sauf à celui qui nous a trahis pour
racheter sa peau et à ceux qui nous ont
vendus. »
adressé à sa femme
Vazken Andréassian, 18/02/2024