L’homme d’affaires arméno-russe Samvel Karapetyan est détenu depuis le 18 juin en Arménie. Son incarcération intervient dans un contexte de vives tensions entre le gouvernement de Nikol Pachinian et l’Église apostolique arménienne. Son avocat, Charles Consigny, appelle la France à intervenir.

« La justice arménienne est gravement instrumentalisée », dénonce Charles Consigny, l’avocat de Samvel Karapetyan, homme d’affaires arméno-russe incarcéré en Arménie, dans l’entretien aux valeursactuelles.com.

Valeurs actuelles. Pourriez-vous retracer le parcours de votre client, Samvel Karapetyan ?
Charles Consigny.
 Samvel Karapetyan est un homme d’affaires russo-arménien, propriétaire du groupe Tashir, un conglomérat actif de nombreux domaines, comme l’énergie, la construction ou la distribution. Il s’agit du premier groupe privé d’Arménie. Figure reconnue pour son engagement philanthropique, Samvel Karapetyan a notamment apporté un soutien constant à l’Église apostolique arménienne.

Bien qu’il n’affiche pas pour le moment d’ambition politique et qu’il ne puisse pas être élu lui-même, car binational, Samvel Karapetyan incarne une forme d’alternative possible au Premier ministre actuel, Nikol Pachinyan. Cette envergure explique pourquoi il est perçu avec méfiance par ce dernier, élu sur une promesse de modernité, mais qui, aujourd’hui, fait basculer son pays dans l’autoritarisme.

Comment son arrestation s’est-elle déroulée et quelles raisons ont été avancées pour la justifier ?
Mon client s’est rendu à Erevan pour assister à une cérémonie religieuse organisée à la mémoire de son père. En marge de cet événement, un journaliste l’a interrogé sur les récentes attaques du Premier ministre à l’encontre du clergé arménien. Samvel Karapetyan a livré une réponse simple, mais claire : il a exprimé sa déception face à cette escalade de tensions entre le gouvernement et l’Église, réaffirmant son soutien à l’Église et indiquant qu’il se tenait prêt à la défendre.

Dans une dérive malheureusement fréquente dans de nombreux pays, lorsqu’un dirigeant politique commence à craindre pour sa place, il ne tolère plus l’émergence de figures susceptibles de lui faire de l’ombre. C’est précisément ce qui s’est produit : M. Pashinyan n’a pas supporté que Samvel Karapetyan exprime un désaccord et une procédure a immédiatement été diligentée contre lui.

La police a perquisitionné son domicile, sous l’œil des reporters de la télévision, avant de le placer en détention provisoire sur la base d’une accusation invraisemblable, arguant d’un prétendu appel au coup d’État.

Le jour même où le Premier ministre publiait des messages de haine visant mon client (« J’espère que le goût de l’État restera dans ta bouche » ; « vaurien »), la machine judiciaire s’est mise en branle. La police a perquisitionné son domicile, sous l’œil des reporters de la télévision, avant de le placer en détention provisoire sur la base d’une accusation invraisemblable, arguant d’un prétendu appel au coup d’État. Or, à l’examen de l’interview incriminée, cette thèse s’effondre en une fraction de seconde.

Il y a donc, selon votre analyse, une instrumentalisation du système judiciaire arménien ?
Tout au long de la procédure, nous avons été frappés par les signes évidents d’instrumentalisation de l’appareil judiciaire par le pouvoir politique. M. Karapetyan a été incarcéré sans que le juge ne songe un instant à une mesure alternative : assignation à résidence, caution, contrôle judiciaire… autant de solutions possibles, d’autant plus que mon client n’est pas un criminel dangereux. Rien de cela n’a été envisagé.

Lorsque nous avons interjeté appel, le dossier a été confié – comme par hasard – à un magistrat qui reçoit très peu d’affaires, car siégeant au Conseil supérieur de la magistrature. Ce juge, connu pour s’aligner systématiquement sur l’accusation dans les dossiers sensibles, a rejeté l’appel de M. Karapetyan. Quelques jours plus tard, il était promu à la Cour de cassation par un vote du Parlement, lequel est largement dominé par le parti du Premier ministre. Tout cela est cousu de fil blanc. C’est effarant.

Même constat lorsque la défense a présenté des requêtes devant le procureur général pour obtenir la levée de la détention : elles ont toutes été rejetées par la procureure générale, ancienne assistante personnelle de M. Pashinyan. On marche sur la tête !

À cela s’est ajoutée une accusation de blanchiment, examinée au cours d’une très longue audience qui s’est terminée à six heures du matin. Le tribunal anticorruption a dû abandonner cette charge, mais a malgré tout prolongé la détention provisoire. Nous avons de nouveau fait appel. Cette fois, le juge a expédié le dossier sans audience orale et sans motiver sa décision. La conclusion est claire : la justice arménienne est aujourd’hui gravement instrumentalisée par le pouvoir exécutif.

Quelles sont les conséquences économiques de cette affaire pour les activités de votre client ?
Le Premier ministre tente aujourd’hui de dépouiller M. Karapetyan de ses biens en cherchant à nationaliser sa compagnie d’électricité, ENA (Electric Networks of Armenia). À ce stade, cette manœuvre a été bloquée par un tribunal arbitral international, compétent pour statuer en la matière, qui a rendu une décision contraignante ordonnant à l’Arménie de ne pas appliquer cette loi.

Tout cela révèle un objectif limpide : organiser la mise à mort civile, économique et politique de mon client. Nous sommes face à une tentative grossière d’élimination d’un opposant, presque un cas d’école. Ce qui frappe encore davantage, c’est que cette dérive se produit dans un pays que l’on croyait démocratique, sous la conduite d’un Premier ministre que l’on pensait animé par une volonté de modernisation. Un pays, enfin, qui appartient à de nombreuses instances internationales censées garantir le respect de l’État de droit et empêcher précisément de telles pratiques.

Que savez-vous des conditions de détention de votre client ?
Je crois qu’elles ne sont pas bonnes. Cette situation nous conduit, en l’état, à étudier l’opportunité d’un dépôt de plainte en France pour mauvais traitements et actes de torture, la France disposant de compétences juridictionnelles universelles en la matière, y compris lorsque ces faits sont commis en dehors du territoire national.

Vous avez écrit à Jean-Noël Barrot afin de solliciter une réaction de la diplomatie française. Que demandez-vous exactement ?
Je n’ai pas compris les raisons du « soutien » exprimé le 29 juin dernier par Emmanuel Macron à M. Pashinyan sur ce dossier. On reproche entre les lignes à mon client sa double nationalité russo-arménienne, alors que chacun sait que le Premier ministre arménien entretient, pour sa part, des liens étroits avec l’Azerbaïdjan et la Turquie. J’ai le sentiment que la France, dans cette affaire, ne voit pas plus loin que le bout de son nez.

Or, il existe un certain nombre d’obligations qui pèsent sur notre pays et qui justifient son intervention. D’abord, les États parties à la Convention européenne des droits de l’homme ont l’obligation de promouvoir et de défendre ses grands principes auprès des autres États membres ; or l’Arménie relève bien de cette juridiction.

La France dispose donc à la fois d’une base juridique et d’une responsabilité morale pour agir.

Ensuite, les États membres de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) disposent d’un levier juridique spécifique, le « mécanisme de Moscou », qui permet de déclencher une enquête internationale en cas de violations graves des droits de l’homme. C’est précisément ce que nous demandons concernant la situation de M. Karapetyan.

La France dispose donc à la fois d’une base juridique et d’une responsabilité morale pour agir. Si elle s’y refuse, elle manquera à ses obligations. Notre diplomatie doit être fidèle aux principes que nous défendons traditionnellement. A minima, je demande au gouvernement français d’appeler au maintien de l’élan démocratique qui avait vu le jour en Arménie et de s’opposer clairement au glissement autoritaire, caricatural, que nous observons aujourd’hui, en demandant la remise en liberté de M. Karapetyan. Pour l’heure, le Quai d’Orsay s’est borné à accuser réception de notre demande. Mais nous allons poursuivre notre combat.

Source principale : valeursactuelles.com